Le dispositif national en matière de  recouvrement d’avoirs

                                                                                                     Mokhtar LAKHDARI
Directeur Général de l’Office Central de Répression de la Corruption

   Le recouvrement d’avoirs est défini comme étant « la procédure juridique par laquelle un État (et/ou ses citoyens) recouvre des ressources publiques détournées et transférées par un régime présent ou passé, des membres de la famille ou les alliés des dirigeants, ou des parties étrangères » .1

   Cette notion est relativement récente en droit algérien. Elle a été introduite dans la législation nationale suite à la ratification, par l'Algérie, de la convention des nations unies contre la corruption et la promulgation de la loi n 06-01 du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption.

   En transposant les dispositions pertinentes de la convention des nations unies contre la corruption en droit interne (titre V de la loi 06-01), l’Algérie a consacré le principe de « l’entraide et l’assistance mutuelle la plus large » en matière d’échange d’informations, de détection, de gel/saisie et de confiscation du produit de la corruption en vue de sa restitution à ses propriétaires légitimes.  

   Toutefois, notre pays qui s’est doté d’un dispositif juridique le rendant apte à répondre aux demandes de recouvrement émanant des autorités étrangères, semble moins outillé et peu performant lorsqu’il s’agit d’engager des démarches, en tant qu’ « État requérant », pour le recouvrement du produit de la corruption transféré à l’étranger.

   En effet, le traitement des grandes affaires de corruption, caractérisées par le transfert ou le versement de pots de vin à l’étranger (Achour Abderrahmane, Khalifa, Sonatrach, autoroute est/ouest, Algérie Télécom...), montre que les enquêtes et les poursuites judiciaires avaient pour objectif principal la condamnation pénale des personnes mises en cause, et que les procédures tendant au recouvrement d’avoirs n’ont pas été actionnées et, lorsque elles l’ont été, n’ont pas bénéficié de l’accompagnement politique et diplomatique nécessaire à leur aboutissement.

   La présente note se propose de montrer, de manière succincte, le cadre juridique universel relatif au recouvrement d’avoirs (I), de rappeler les enseignements tirés de la pratique algérienne en la matière (II) et d'indiquer les mesures prises par les pouvoirs publics en vue d' améliorer les capacités nationales dans ce domaine (III).

I- Le cadre juridique universel en matière de recouvrement d’avoirs:

   Le recouvrement d’avoirs est une question à forte connotation politique, non seulement pour les pays dont les richesses ont été spoliées, et qui ont connu un changement de régime, mais également pour  les pays qui abritent les fonds détournés, et dont les dirigeants subissent la pression de leur opinion publique, leur reprochant une passivité voire une complicité avec des régimes « kleptocrates ».

   Les informations disponibles sur certaines expériences de recouvrement d’avoirs à travers le monde (Nigeria, Angola, Tunisie, Egypte, Libye, Pérou, Kazakhstan, philippines,…) mettent en évidence les difficultés auxquelles se heurtent les propriétaires légitimes des avoirs détournés. Rares sont les pays qui ont vu leurs efforts couronnés de succès et dans tous les cas, le montant des biens récupérés reste, insignifiant en comparaison avec les sommes détournées.

   Les entraves rencontrées par les États requérants ne se limitent pas uniquement au manque de volonté politique des États destinataires des fonds détournés , mais il y a également d’autres difficultés dont notamment  les différences entre les systèmes juridiques et judiciaires, la complexité des procédures de recouvrement et le manque d’expertise technique ainsi que les manœuvres juridiques et dilatoires utilisées par les mis en cause.

   Ce sont d'ailleurs ces difficultés qui ont été à l’origine de l’adoption de la convention des nations unies contre la corruption (ratifiée par 187 États) qui est aujourd'hui l’instrument juridique universel et le cadre référentiel en matière de recouvrement du produit de la corruption. Cette convention prévoit un chapitre entier pour le recouvrement d'avoirs  (chapitre V) et recommande aux États parties de conclure des accords bilatéraux spécifiques en la matière. Elle constitue un outil pratique pour l’échange d’informations et la coopération en vue de l’identification des produits de la corruption, leur gel, leur confiscation et leur restitution à leurs propriétaires légitimes:

•    L’identification du produit de la corruption:

   L’identification du produit de la corruption nécessite une étroite collaboration entre les États. L’État requérant doit communiquer à l’État requis tous les éléments qui vont permettre à ce dernier de localiser les avoirs détenus par le suspect, directement, ou par l’intermédiaire d’autres personnes physiques (prêtes noms) ou morales (sociétés écrans). Il est important que l’État requis puisse également disposer de preuves et d'indices qui permettent d’établir clairement un lien entre les avoirs dont la localisation est demandée et les activités criminelles reprochées aux personnes mises en cause dans des infractions de corruption.

•     Le gel du produit de la corruption:

   Le gel ou la saisie est une mesure provisoire qui empêche la fuite des capitaux et constitue un préalable à leur confiscation en vue de leur rapatriement. Dans la plupart des pays, le gel des avoirs requiert une décision de justice  de l’État dont les avoirs ont été détournés, par contre, certaines législations (Suisse, Canada, Royaume Uni,…) autorisent leurs juridictions à s’autosaisir pour ordonner cette mesure conservatoire notamment lorsque les faits de corruption sont de notoriété publique et mettent en cause des personnes politiquement exposés (c’était le cas pour Moubarak, Ben Ali, Khadafi et les membres de leurs familles). Dans certains cas, le gel peut être ordonné par voie administrative.

•     La confiscation du produit de la corruption:

   La procédure de confiscation du produit de la corruption diffère d’un pays à l’autre. En général, la confiscation ne peut être ordonnée en l’absence d’une condamnation pénale. Toutefois, des législations de certains pays, exigent seulement qu’il y ait une poursuite pénale et autorisent leurs juridictions à  prononcer la confiscation.

   Aussi, dans certaines législations la confiscation peut être prononcée automatiquement par l'État où se trouvent les avoirs, ou sur demande officielle de l’État dont les biens ont été détournés.

   La confiscation peut également intervenir à la suite d’une action directe (action civile), engagée par le gouvernement ou les victimes de l’infraction devant une juridiction étrangère pour réclamer la restitution des avoirs et les réparations civiles.

   Outre le canal judiciaire, certains pays autorisent le recours à la confiscation des avoirs par voie extrajudiciaire ( confiscation administrative).

•     La restitution du produit de la corruption:

   La convention des nations unies contre la corruption prévoit des dispositions référentielles en la matière et recommande aux États parties de conclure des accords bilatéraux ou des arrangements, au cas par cas, pour déterminer les modalités de restitution des avoirs confisqués et leur destination.

Par ailleurs, la convention stipule que le rapatriement des avoirs doit se faire « de manière compatible avec les principes d’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale et avec celui de la non-intervention dans les affaires intérieures des autres États ».

Dans la pratique, les arrangements bilatéraux peuvent  inclure des dispositions relatives à la déduction des frais de procédure  engagées par l’État requis, à la compensation des tiers ayant subi un préjudice ainsi qu’à la bonne utilisation des avoirs restitués. 

II- Les enseignements tirés des procédures de recouvrement d’avoirs engagées par l’Algérie:

   L'évaluation des différents dossiers ayant donné lieu à des procédures de coopération internationale en vue du recouvrement d'avoirs ont révélé certaines insuffisances qui constituent un véritable obstacle à l'aboutissement des démarches engagées et celles en cours. Les insuffisances relevées sont essentiellement d'ordre légal et opérationnel.

Sur le plan légal:

   Il est important de noter que l’Algérie a réussi, durant la période allant de 2010 à 2013, à obtenir le gel de sommes d’argent assez importantes dans plusieurs pays (France, suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Autriche…). Ces résultats positifs sont le fruit de la mise en œuvre des mécanismes de coopération entre cellules de renseignement financiers d'une part, et des procédures d’entraide judiciaire pénale internationale d'autre part. Toutefois, l’absence d’un cadre juridique spécifique assurant le suivi de ces procédures, a été un obstacle majeur à l’aboutissement des demandes de recouvrement.

   Une fois l’information judiciaire clôturée et le dossier renvoyé devant la juridiction de jugement, les magistrats instructeurs ayant ordonné ou demandé le gel sont dessaisis et ne peuvent entreprendre aucun acte permettant la poursuite de la procédure de recouvrement. Bien entendu, le ministère de la justice, étant l’autorité centrale en matière d’entraide judiciaire internationale, peut agir en tant que point focal avec l’autorité étrangère requise mais ne sera pas habilité à assurer un suivi judiciaire et post-judiciaire de la procédure.

    En règle générale, le gel des avoirs peut être maintenu mais cela reste tributaire des éléments de justification fournis par les autorités algériennes et  des moyens de défense invoqués par les parties mises en cause. Il faut savoir aussi que les arguments invoqués par ces derniers ne se limitent pas aux  aspects judiciaires mais s’étendent souvent à des questions à caractère politique (respect des droits de l’homme, impartialité de la justice) sans exclure la possibilité de recours devant les juridictions supranationales ( la cour européenne des droits de l’homme par exemple) et les instances internationales des droits de l’Homme.

Sur le plan opérationnel:

   Outre les difficultés liées à l’expertise et à la ressource humaine spécialisée qui n’est pas toujours disponible au niveau des services en charge des enquêtes économiques et financières, les contraintes qui entravent le bon déroulement des procédures de recouvrement sont en rapport avec les méthodes de travail qui ne sont pas adaptées aux exigences de célérité et d’efficience nécessaires dans les procédures d’identification, de localisation et de saisie des avoirs criminels. Parmi les insuffisances relevées dans les cas précédemment  traitées on peut citer notamment:

•    le recours limité aux moyens informels de communication:

   Très souvent, les services en charge des enquêtes financières rencontrent des difficultés pour coopérer efficacement avec les autorités étrangères et empêcher la fuite des capitaux. Dans leur majorité, les requêtes introduites par les autorités algériennes en vue de la localisation et le gel des avoirs ont été lancées par des demandes formelles d’entraide judiciaire et à un stade tardif de la procédure, alors que  la plupart des pays qui ont obtenu des résultats satisfaisants en matière de recouvrement, utilisent fréquemment des canaux informels de communication. En effet, l'utilisation des canaux non officiels pour l'entraide policière ou judiciaire, permet non seulement d'identifier le cadre légal en vigueur dans l’État qui abrite les fonds détournés, mais offre aussi la possibilité de vérifier et de collecter les informations nécessaires pour surveiller et localiser les avoirs criminels.

•    L’accès difficile aux donnés économiques et patrimoniales:

    Le succès des investigations menées dans la perspective d’une demande de recouvrement d’avoirs, requiert un niveau élevé de coordination et de partage de l’information entre les différents services de police judiciaire et les  administration et organismes concernés (douanes, impôts, CTRF, Banque d’Algérie, banques, ministère du commerce, ministère de l’industrie, administration des domaines,…). Aussi, l’absence d’un fichier national sur les transactions immobilières et la difficulté d'accès aux activités économiques et aux données patrimoniales, constituent des handicaps majeurs qui entravent les efforts des services engagés dans la lutte contre la corruption et la détection des avoirs criminels.   

III- Mesures  prises en vue d'améliorer les outils en matière de restitution:

    Afin de pallier à toutes ces insuffisances et réunir les conditions nécessaires pour garantir la réussite des procédures de recouvrement d’avoirs, les pouvoirs publics envisagent de prendre un  ensemble de mesures, dont notamment:

-    La révision de la loi 06-01 relative à la prévention et la lutte contre la corruption afin d’y insérer:

•  des dispositions légales spécifiques aux procédures (judiciaires et post-judiciaires) en rapport avec les demandes de recouvrement introduites par l’État algérien et éventuellement par les victimes (les particuliers et les personnes  morales de droit algérien).

•  Un régime juridique à l’image du Deferred Prosecution Agreement qui permet au ministère public de conclure des accords avec les grandes entreprises impliquées dans des affaires de corruption, en contrepartie de l’exonération des poursuites pénales, avec l'engagement de l'entreprise concernée de s'acquitter d'une amende et de se soumettre à un programme de prévention de la corruption.

-    La mise en place d’un mécanisme (dans un premier temps un comité intersectoriel) qui aura pour mission de coordonner, de suivre  et d’accompagner les procédures de recouvrement d’avoirs, notamment sur le plan juridique et diplomatique.
-    La création d'un fichier de données patrimoniales et l’assouplissement des règles permettant aux services de police judiciaire d’y accéder,
-    La création d’un mécanisme chargé de la gestion des avoirs saisis et confisqués,
-    La promotion de la coopération avec les organismes internationaux spécialisés ( l' initiative STAR, ONUDC…)2 ,
-    La mise en œuvre effective des dispositions pertinentes des différentes conventions bilatérales de coopération (judiciaire et sécuritaire) conclues avec les États connus pour être des destinations privilégiées des avoirs détournés.
-    Le recours aux canaux informels de communication notamment à travers la cellule de traitement du renseignement financiers (CTRF) et le réseau du groupe EGMONT (réseau informel regroupant plus de 131 cellules de renseignement financier) ainsi que le réseau de points de contact internationaux de STAR et INTERPOL.

Le 20.04.2020

1. Définition donnée par L'ONG Transparency International.

2. Une initiative dans ce sens a déjà été prise par l'Office Central de répression de la Corruption (OCRC) en vue de renforcer les capacités nationales en la matière dans le cadre d'un programme de coopération avec l'Office des Nations Unies Contre la Drogue et le Crime (ONUDC ) et l'initiative STAR (programme lancé par l'ONUDC et la banque Mondiale pour assister les États dans le recouvrement du produit de la corruption).